Décalage d'Einstein

La fréquence d'un photon se décale en fonction de la gravité

Le décalage vers le rouge gravitationnel, dit décalage d'Einstein, est un effet prédit par les équations d'Albert Einstein de la relativité générale. D'après cette théorie, une fréquence produite dans un champ de gravitation est vue décalée vers le rouge (c'est-à-dire diminuée) quand elle est observée depuis un lieu où la gravitation est moindre.

La cause de ce décalage des fréquences est dans la dilatation du temps créée par la gravitation. Mais une autre explication peut être fournie par la contraction des longueurs due à la gravitation, appliquée aux longueurs d'onde. Ces deux explications sont équivalentes car la conservation de l'intervalle d'espace-temps montre l'équivalence de ces deux phénomènes.

Nous nous placerons ici dans le cas particulier où le champ de gravitation n'est dû qu'à un seul corps massif, plus ou moins ponctuel, ce qui permet d'utiliser la métrique de Schwarzschild. Le cas général n'est pas beaucoup plus compliqué et se trouve dans tout livre cité en référence.

Historique

L'éponyme de l'effet Einstein[1],[2] n'est autre qu'Albert Einstein (-) qui l'a proposé dès [1],[3]. Il a été observé pour la première fois par l'astronome américain Walter Sydney Adams (-) en par la mesure d'un décalage des raies spectrales de la lumière reçue de Sirius B[3]. Il a ensuite été mis en évidence par l'expérience de Robert Pound (-) et Glen Rebka (-) en [3].

Argument simplifié

Dans son ouvrage intitulé Trous noirs et distorsions du temps, Kip Thorne explique que si Einstein a d'abord découvert le décalage gravitationnel par un raisonnement complexe, il proposa plus tard un raisonnement plus clair basé sur une expérience de pensée utilisant deux horloges placée dans une pièce de hauteur de plafond h {\displaystyle h} . Ce raisonnement est le suivant[4] : l'une des horloges est attachée par une ficelle au plafond, et l'autre est placée à coté d'un trou à travers le sol. Lorsqu'on laisse tomber chaque horloge à un moment opportun, l'expérience peut être ramenée à un référentiel inertiel dans lequel l'équation de l'évolution temporelle de la vitesse des horloges ne dépend que de la constante d'intégration.

Dans le référentiel fixe par rapport à la pièce, et en notant g {\displaystyle g} la mesure de la Pesanteur, la vitesse de l'horloge tombant dans le trou peut s'écrire g t {\displaystyle -gt} en prenant comme origine temporelle le moment où elle est poussée dans le trou[5]. La vitesse de l'horloge tombant du plafond peut s'écrire g t + g h / c {\displaystyle -gt+gh/c} si sa ficelle est coupée au moment précis t = h / c {\displaystyle t=h/c} où un signal lumineux émanant de l'horloge du sol lorsqu'elle a été poussée parvient au plafond.

Dans un référentiel inertiel fixe par rapport à l'horloge tombant du plafond, l'horloge tombant dans le trou paraît alors s'éloigner avec une vitesse constante g h / c {\displaystyle gh/c} , ce qui signifie qu'elle doit présenter un effet Doppler de décalage vers le rouge, qu'Einstein interprète en stipulant que l'horloge tombant dans le trou progresse moins vite que l'horloge tombant du plafond.

L'effet doppler implique une variation de fréquence proportionnelle à la différence de vitesse ramenée à la vitesse de propagation. Il faut donc diviser la vitesse relative apparente des horloges par c {\displaystyle c} pour obtenir le rapport de fréquence, ce qui donne, dans l'approximation galiléenne :

Δ f f = ± g h c 2 {\displaystyle {\frac {\Delta f}{f}}=\pm {\frac {gh}{c^{2}}}}

Le raisonnement reste valide quelle que soit la durée de la chute des horloges, et donc même si cette durée est infinitésimale, ce qui permet d'étendre la conclusion à des horloges fixes.

Gravitation et temps propre

En relativité générale, en utilisant la métrique de Schwarzschild centrée sur le corps massif à symétrie sphérique, le coefficient de la coordonnée temporelle vaut

g 00 = 1 2 G M r c 2 {\displaystyle g_{00}=1-{\frac {2GM}{rc^{2}}}} ,

avec G la constante gravitationnelle, c la vitesse de la lumière, M la masse du corps développant un potentiel gravitationnel, et, r la coordonnée radiale du point de l'espace (physique) que l'on considère[6].

En notant   d τ {\displaystyle \ \mathrm {d} \tau } le temps propre entre deux événements se produisant au même point de l'espace (physique) du référentiel, et en notant   d t {\displaystyle \ \mathrm {d} t} la variation de la coordonnée temporelle dans cette métrique (qui correspond au temps qui serait mesuré par un observateur hypothétique non soumis au champ gravitationnel), et entre ces deux événements, on a :

d s 2 c 2 d τ 2 = g 00 c 2 d t 2 {\displaystyle \mathrm {d} s^{2}\equiv c^{2}\mathrm {d} \tau ^{2}=g_{00}c^{2}\mathrm {d} t^{2}} ,

En notant R S = 2 G M c 2 {\displaystyle R_{S}={\frac {2GM}{c^{2}}}} le rayon de Schwarzschild, on a

d τ = 1 R S r d t < d t {\displaystyle \mathrm {d} \tau ={\sqrt {1-{\frac {R_{S}}{r}}}}\mathrm {d} t<\mathrm {d} t} .

L'intervalle de temps observé est donc supérieur à l'intervalle de temps propre. Ce phénomène est appelé dilatation du temps d'origine gravitationnelle.

Dans le cas R S r 1 {\displaystyle {\frac {R_{S}}{r}}\ll 1} (champ de gravitation faible), on peut écrire

d τ = 1 R S r d t ( 1 R S 2 r ) d t < d t {\displaystyle \mathrm {d} \tau ={\sqrt {1-{\frac {R_{S}}{r}}}}\mathrm {d} t\approx \left(1-{\frac {R_{S}}{2r}}\right)\mathrm {d} t<\mathrm {d} t} .

Fréquence propre et fréquence observée

Une fréquence mesurant le nombre d'événements   N {\displaystyle \ N} par unité de temps, la fréquence propre est ω 0 = d N d τ {\displaystyle \omega _{0}={\frac {dN}{d\tau }}} et la fréquence observée est ω = d N d t {\displaystyle \omega ={\frac {dN}{dt}}} . On en tire : ω = ω 0 . 1 R S r < ω 0 {\displaystyle \omega =\omega _{0}.{\sqrt {1-{\frac {R_{S}}{r}}}}<\omega _{0}} . La fréquence observée est donc inférieure à la fréquence propre.

Mais la fréquence observée considérée jusqu'ici est liée au temps du référentiel, idéal et non influencé par un champ de gravitation. La réalité est en général que l'observateur est lui-même soumis à un champ de gravitation 1 R S r . {\displaystyle 1-{\frac {R_{S}}{r'}}\,.} Dans ce cas, en notant   ω 1 {\displaystyle \ \omega _{1}} la fréquence mesurée par l'observateur, on doit écrire ω = ω 1 . 1 R S r = ω 0 . 1 R S r , {\displaystyle \omega =\omega _{1}.{\sqrt {1-{\frac {R_{S}}{r'}}}}=\omega _{0}.{\sqrt {1-{\frac {R_{S}}{r}}}}\,,} cela donne ω 1 = ω 0 . 1 R S r 1 R S r . {\displaystyle \omega _{1}=\omega _{0}.{\frac {\sqrt {1-{\frac {R_{S}}{r}}}}{\sqrt {1-{\frac {R_{S}}{r'}}}}}\,.}

Dans le cas où R S r 1 {\displaystyle \textstyle {\frac {R_{S}}{r}}\ll 1} et R S r 1 {\displaystyle \textstyle {\frac {R_{S}}{r'}}\ll 1} (champs de gravitation faibles), on peut écrire ω 1 ω 0 . ( 1 + R S 2 r R S 2 r ) . {\displaystyle \omega _{1}\approx \omega _{0}.\left(1+{\frac {R_{S}}{2r'}}-{\frac {R_{S}}{2r}}\right)\,.}

Ainsi   ω 1 < ω 0 {\displaystyle \ \omega _{1}<\omega _{0}} si   r > r {\displaystyle \ r'>r} , c'est-à-dire si l'observateur est plus éloigné du corps massif, ou encore s'il subit une gravitation moindre.

Dans ce cas, la fréquence observée est plus petite que la fréquence propre ; s'il s'agit d'une fréquence lumineuse, la lumière semble décalée vers le rouge. Dans le cas où le champ de gravitation de l'observateur est plus grand que celui du lieu d'émission de la fréquence, le décalage de la fréquence est vers le bleu.

Lev Landau explique que la gravitation ne change ni le temps propre ni la fréquence propre, mais que c'est la différence de gravitation entre l'émetteur et l'observateur qui fait que celui-ci ne peut obtenir les mêmes mesures que s'il était sur place[7].

Confirmations expérimentales

Décalage d'Einstein d'une onde lumineuse lorsqu'elle se déplace vers le haut contre le champ gravitationnel (causé par l'étoile jaune en dessous).

En 1959, l'expérience de Pound-Rebka a confirmé avec succès cette prévision en utilisant l'effet Mössbauer sur une différence d'altitude de 22,6 mètres dans une tour de l'université Harvard[8].

Depuis, cet effet est utilisé dans l'interprétation des spectres électromagnétiques des étoiles. Le décalage gravitationnel vers le rouge ou décalage d'Einstein, devrait devenir observable sur l'étoile S0-102. En 2018, le dispositif interférométrique Gravity mis en service au VLT a mis en évidence un décalage fréquentiel vers le rouge cohérent avec la théorie de la relativité générale sur l'étoile S2[9].

En 2018, le décalage d'Einstein a pu être mesuré, avec un résultat conforme à la théorie, en utilisant deux satellites du programme Galileo d'orbite elliptique à la suite d'un problème de lancement[10].

En 2018, ce décalage est observé en champ gravitationnel fort sur l'étoile S2 passant à proximité du trou noir massif associé à la source lumineuse Sgr A*[11].

Notes et références

  1. a et b Spagnou 2015, p. 1.
  2. Taillet, Villain et Febvre 2018, s.v. Einstein (effet), p. 249, col. 2.
  3. a b et c Taillet, Villain et Febvre 2018, s.v. Einstein (effet), p. 250, col. 1.
  4. Kip Thorne Trous noirs et distorisions du temps chapitre 2, boîte 2-4 "Gravitational Time Dilatation"
  5. On peut aussi imaginer que l'horloge a été projetée vers le haut depuis le fond du trou de telle sorte que l'apogée de sa trajectoire coïncide à l'instant 0 à la position souhaitée au sol
  6. L'hypothèse g 00 > 0 {\displaystyle g_{00}>0} amène à introduire le rayon de Schwarzschild R S = 2 G M c 2 {\displaystyle \textstyle R_{S}={\frac {2GM}{c^{2}}}} et la condition   r > R S {\displaystyle \ r>R_{S}} pour que cette métrique soit physiquement valable.
  7. Lev Landau et Evgueni Lifchits, Physique théorique, t. 2 : Théorie des champs [détail des éditions], §88.
  8. (en) R. V. Pound, « Gravitational Red-Shift in Nuclear Resonance », Physical Review Letters, vol. 3, no 9,‎ 1e november 1959, p. 439–441 (DOI 10.1103/PhysRevLett.3.439, lire en ligne, consulté le )
  9. (en) R. Abuter et al. (collaboration GRAVITY), « Detection of the gravitational redshift in the orbit of the star S2 near the Galactic centre massive black hole », Astronomy and Astrophysics, vol. 615,‎ , p. 1-10, article no L15 (DOI 10.1051/0004-6361/201833718, lire en ligne [PDF]).
  10. (en) Pacome Delva, N. Puchades et al., « Gravitational Redshift Test Using Eccentric Galileo Satellites », Physical Review Letters, American Physical Society, vol. 121,‎ (lire en ligne).
  11. Gravity collaboration, Detection of the gravitational redshift in the orbit of the star S2 near the Galactic centre massive black hole, 2018. DOI 10.1051/0004-6361/201833718

Voir aussi

Bibliographie

  • Lev Landau et Evgueni Lifchits, Physique théorique, t. 2 : Théorie des champs [détail des éditions]
  • Jean-Claude Boudenot ; Électromagnétisme et gravitation relativistes, ellipse (1989), (ISBN 2729889361)
  • [Earman et Glymour 1980] (en) John Earman et Clark Glymour, « The gravitational red shift as a test of general relativity : history and analysis » [« Le décalage gravitationnel vers le rouge comme test de la relativité générale : histoire et analyse »], Studies in History and Philosophy of Science Part A, vol. 11, no 3,‎ , p. 175-214 (OCLC 5894531388, DOI 10.1016/0039-3681(80)90025-4, lire en ligne Accès libre [PDF]).
  • [Gourgoulhon 2010] Éric Gourgoulhon (préf. Thibault Damour), Relativité restreinte : des particules à l'astrophysique, Les Ulis et Paris, EDP Sciences et CNRS, coll. « Savoirs actuels / physique », , 1re éd., XXVI-776 p., 15,5 × 23 cm (ISBN 978-2-7598-0067-4 et 978-2-271-07018-0, EAN 9782759800674, OCLC 690639994, BNF 41411713, DOI 10.1051/978-2-7598-0923-3, SUDOC 14466514X, présentation en ligne, lire en ligne), chap. 22, sec. 22.2, § 22.2.2 (« Effet Einstein et incompatibilité avec la métrique de Minkowski ») et § 22.2.3 (« Vérifications expérimentales de l'effet Einstein »), p. 710-713.
  • [Lamine 2023] Brahim Lamine, « Relativité générale », dans Natalie Webb (dir.), Gravitation, Londres, ISTE, coll. « Encyclopédie / sciences / Univers / cosmologie et relativité générale », , 1re éd., VIII-352 p., 16 × 23,4 cm (ISBN 978-1-78948-120-4, EAN 9781789481204, OCLC 1377288035, BNF 47234398, SUDOC 269367470, présentation en ligne, lire en ligne), chap. 1er, p. 1-107.
  • [Spagnou 2015] Pierre Spagnou, « Le principe d'équivalence et l'effet Einstein », Bibnum,‎ , p. 1-26 (résumé, lire en ligne Accès libre [PDF]).
  • [Spagnou 2017] Pierre Spagnou, Les mystères du temps : de Galilée à Einstein, Paris, CNRS, coll. « La banquet scientifique », , 1re éd., 277 p., 15 × 23 cm (ISBN 978-2-271-08911-3, EAN 9782271089113, OCLC 973489513, BNF 45206523, SUDOC 198491859, présentation en ligne, lire en ligne), 4e journée, chap. 5 (« L'effet Einstein »), p. 176-192.
  • [Taillet, Villain et Febvre 2018] Richard Taillet, Loïc Villain et Pascal Febvre, Dictionnaire de physique, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, hors coll., , 4e éd. (1re éd. ), X-956 p., 17 × 24 cm (ISBN 978-2-8073-0744-5, EAN 9782807307445, OCLC 1022951339, BNF 45646901, SUDOC 224228161, présentation en ligne, lire en ligne), s.v. Einstein (effet), p. 249-250.

Articles connexes

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